Il agita la main. Sur un pont éloigné, près d’un des grands puits emplis de brume, de petites silhouettes lui répondirent.

— Je vous vois aussi, dit Yalson.

Quand vous arriverez là où nous nous trouvons en ce moment, prenez à gauche vers l’autre proue latérale ; il y a des lasers secondaires là-bas aussi. Horza et Lamm vont…

— Oui, on a entendu, coupa Yalson.

— Parfait. On pourra bientôt rapprocher la navette, peut-être même à l’emplacement exact de ce qu’on trouvera. Allez, on y va. Regardez bien autour de vous.

Il fit signe à Aviger et Jandraligeli et tous trois se mirent en route. Lamm et Horza s’entre-regardèrent, puis partirent dans la direction que leur avait indiquée le commandant. Du geste, Lamm fit comprendre à Horza qu’il devait couper son communicateur et relever sa visière.

— Si on avait attendu un peu, on aurait pu directement poser la navette à l’endroit voulu, déclara-t-il en ouvrant lui aussi sa visière.

Horza acquiesça.

— Quel sale petit con ! reprit Lamm.

— Qui ça ?

— Mais ce gosse ! Quelle idée, de sauter comme ça de la plate-forme !

— Mmm.

— Tu sais ce que je vais faire ? ajouta Lamm en dévisageant le Métamorphe.

— Quoi donc ?

— Lui couper la langue, à ce jeune crétin ! Voilà ce que je vais faire. Une langue tatouée, ça doit bien valoir quelque chose, tu ne crois pas ? De toute façon, ce petit salaud me devait de l’argent. Qu’est-ce que tu en penses ? À ton avis, je peux en tirer combien ?

— Aucune idée.

— Petit salaud…, marmonna Lamm.

Les deux hommes obliquèrent sur le pont, abandonnant la trajectoire en ligne droite qu’ils avaient suivie jusqu’alors, et poursuivirent leur progression d’un pas lourd. Ils ne voyaient pas très bien où cela allait les mener, mais, d’après Kraiklyn, ils se dirigeaient bel et bien vers une des proues ; celles-ci saillaient du navire telles d’énormes plates-formes off-shore reliées à l’avant de l’Olmédréca et offraient un port d’attache aux paquebots qui, du temps de sa splendeur, emportaient et ramenaient sans cesse des passagers, ou bien servaient au ravitaillement.

Ils atteignirent un secteur qui avait manifestement été le théâtre d’un récent échange de coups de feu ; c’était une zone d’habitation criblée de brûlures-laser, jonchée de verre brisé et de métal tordu. Des rideaux déchirés et des tentures murales claquaient sous la brise régulière engendrée par le déplacement du navire géant. Non loin de là gisaient sur le flanc, fracassés, deux des petits véhicules qu’ils avaient déjà rencontrés. Les deux hommes enjambèrent tant bien que mal les débris et continuèrent d’avancer. Les deux autres groupes progressaient aussi, à un rythme satisfaisant si l’on en croyait leurs rapports et les propos qu’ils échangeaient. Au-devant d’eux se dressait toujours la colossale masse nuageuse, qui ne bougeait pas et ne donnait aucun signe de dissipation ; ils n’en étaient plus qu’à deux ou trois kilomètres, encore qu’il leur fût difficile d’évaluer les distances.

— On y est, annonça finalement Kraiklyn, dont la voix crépita à l’oreille de Horza.

Lamm ralluma son canal transmetteur.

— Quoi ?

Il jeta un regard perplexe à Horza, qui se contenta de hausser les épaules.

— Qu’est-ce qui vous retarde ? reprit Kraiklyn. On avait pourtant plus de chemin à parcourir que vous. On est arrivés aux proues principales. Et elles sont plus saillantes que de votre côté.

— Tu nous racontes des histoires, Kraiklyn, intervint Yalson, dont l’équipe avait ordre de rallier les proues symétriquement opposées.

— Pardon ? répliqua le commandant.

Lamm et Horza s’immobilisèrent afin d’écouter les deux autres dialoguer par communicateur interposé. Yalson reprit la parole :

— On vient d’arriver au bord. En fait, je crois même qu’on l’a un peu dépassé… On doit être sur une espèce d’aileron, ou d’éperon, je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, on ne voit pas de proue. Tu nous as envoyé dans la mauvaise direction.

— Mais, vous…

La voix de Kraiklyn s’éteignit.

— Bon sang, Kraiklyn ! Tu prétends nous envoyer vers la proue et c’est toi qui y es maintenant ! hurla Lamm dans le micro de son casque.

De son côté, Horza était parvenu à la même conclusion. Voilà pourquoi ils continuaient d’avancer tandis que l’équipe de Kraiklyn était déjà arrivée. Le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire resta quelques secondes silencieux, puis répondit :

— Merde, c’est vrai, tu as raison. (Il poussa un soupir audible.) Vous feriez mieux de continuer, Horza et toi. Je vais vous envoyer quelqu’un dès qu’on aura un peu exploré les environs. Il me semble distinguer une sorte de galerie avec des tas de bulles transparentes qui pourraient bien contenir des lasers. Yalson, retourne vers l’endroit où on s’est séparés ; une fois là-bas, avertis-moi. On verra bien qui seront les premiers à découvrir quelque chose d’intéressant.

— Génial, vraiment, fit Lamm en s’enfonçant à grands pas dans la brume.

Horza partit derrière lui en déplorant le frottement incessant sur sa peau de sa combinaison mal ajustée.

À un moment, Lamm s’arrêta pour inspecter des salons de réception qu’on s’était déjà chargé de piller. Des tissus précieux déchirés par le verre brisé flottaient dans l’air comme les volutes de brume omniprésentes. Ils découvrirent ensuite un appartement luxueusement meublé ; une holosphère gisait fracassée dans un coin. Il y avait aussi un aquarium de la taille d’une pièce entière, où pourrissaient des poissons mêlés à des vêtements raffinés aux couleurs éclatantes, qui flottaient à la surface telles des plantes sous-marines exotiques.

Par leur communicateur, Lamm et Horza entendirent que les autres, les membres du groupe de Kraiklyn, avaient trouvé une espèce de porte menant à la galerie en question, là où, derrière les bulles transparentes, ils espéraient trouver des lasers. Horza dit à Lamm qu’ils n’avaient pas intérêt à traîner en route ; ils quittèrent donc les salons de réception et ressortirent sur le pont afin de poursuivre leur chemin.

— Dis donc, Horza, intervint Kraiklyn alors que Lamm et le Métamorphe entraient dans un long tunnel éclairé par la lumière du jour, une lumière affaiblie par la brume et les panneaux opaques qui tapissaient le plafond. Ce radar à aiguille ne fonctionne pas correctement.

— Qu’est-ce qui ne va pas, encore ? demanda Horza sans s’arrêter de marcher.

— Il ne peut pas percer le brouillard, voilà ce qui ne va pas.

— Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de… Attends, qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Horza s’immobilisa et sentit quelque chose lui nouer le ventre. Lamm continua à s’éloigner dans le couloir.

— Il me signale ce gros nuage, là, droit devant nous et à environ un demi-K de hauteur. (Kraiklyn rit.) Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas le Mur-Limite ; je vois bien que c’est un nuage, et il est plus près de nous que ne l’annonce le radar.

— Quelle est votre position, au juste ? s’interposa Dorolow. Vous avez trouvé des lasers ? Et la porte dont vous parliez ?

— Non, c’est seulement un solarium, quelque chose comme ça.

— Kraiklyn ! cria Horza. Tu es sûr de ce qu’indique le radar ?

— Mais oui. L’aiguille dit…

— Pour un solarium, y a pas beaucoup de soleil…, coupa une voix comme par accident, comme si son propriétaire ignorait que son transmetteur fonctionnait.

Horza sentit la sueur perler sur son front. Quelque chose clochait.

— Lamm ! hurla-t-il. (À trente mètres de lui, ce dernier tourna la tête en arrière sans s’arrêter.) Reviens !

L’autre s’immobilisa.

— Horza, je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir de…

— Kraiklyn ! (Cette fois, c’était la voix de Mipp qui appelait de la navette.) Il y avait d’autres gens ici. Je viens de voir un appareil décoller derrière nous ; ils sont partis, maintenant.

— O.K., merci, Mipp, répondit calmement le commandant. Écoute, Horza. Vues d’ici, les proues où vous vous trouvez viennent de pénétrer dans le nuage ; ce qui prouve que c’en est bien un… Enfin merde, quoi ! Tout le monde voit bien que c’est un nuage ! Alors ne…

Le navire trembla sous les pieds de Horza, qui chancela. Lamm le regarda, interloqué.

— Vous avez senti ça aussi ? cria Horza.

— Senti quoi ? répondit Kraiklyn.

— Kraiklyn ? (De nouveau Mipp.) Je vois quelque chose qui…

— Lamm ! Reviens ! hurla le Métamorphe, dont le micro de casque retransmit l’appel.

Lamm regarda autour de lui. Horza crut déceler une vibration constante dans le sol sous ses pieds.

— Alors, senti quoi ? insista Kraiklyn qui commençait à s’énerver.

— Moi, j’ai cru sentir quelque chose, intervint Yalson. Ce n’était pas très fort, mais… Écoutez, ces engins ne sont pas censés… pas censés…

— Kraiklyn, pressa Mipp. Il me semble voir…

— Lamm !

Horza battait à présent en retraite dans le long corridor en forme de tunnel.

Mais l’autre, l’air hésitant, ne bougeait pas.

Horza percevait un son, un étrange grondement ; cela lui rappelait un moteur à réaction ou un propulseur à fusion entendus de très loin, mais ce n’était pas exactement ça. Il sentait aussi quelque chose sous ses pieds – il y avait toujours cette vibration, mais aussi une force qui s’exerçait et qui semblait l’attirer vers l’avant, en direction de Lamm et des proues, comme s’il était pris dans un champ assez faible, ou bien comme…

— Kraiklyn ! vociféra Mipp. Je t’assure ! Je le vois ! Je… Tu… Je suis…, bafouilla-t-il.

— Bon, tu vas te calmer, oui ?

— Je sens quelque chose…, commença Yalson.

Horza fit demi-tour et se mit à remonter le couloir en courant. Lamm, qui faisait justement mine de rebrousser chemin, s’arrêta et posa les mains sur les hanches en voyant son compagnon s’éloigner de lui au pas de course. Un lointain rugissement emplissait les airs, tel le bruit d’une majestueuse chute d’eau perçu du fond d’un profond ravin.

— Moi aussi, c’est comme si…

— Pourquoi Mipp criait-il comme ça ?

— On est en train de s’écraser ! hurla Horza sans ralentir le rythme.

Le mugissement était de plus en plus rapproché, de plus en plus sonore.

— De la glace ! (La voix de Mipp.) Je viens vous chercher avec la navette. Courez ! C’est un mur de glace ! Neisin ? Où es-tu ? Neisin ! J’ai…

— Quoi !

— DE LA GLACE ?

Le vrombissement s’accrut ; tout autour de Horza, les parois du corridor se mirent à grincer. Quelques panneaux de plafond craquèrent et tombèrent par terre devant lui. Une portion de mur s’ouvrit d’un seul coup, comme une porte, et le Métamorphe faillit s’y engouffrer par mégarde. Le vacarme lui emplissait les oreilles.

Lamm tourna la tête et vit derrière lui se rapprocher l’extrémité du couloir ; toute la section finale du tunnel se refermait dans un grincement déchirant et avançait vers lui à la vitesse d’un homme au pas de course. Il fit feu, mais la muraille mouvante continua d’avancer ; la fumée envahit le corridor. Il jura, fit volte-face et se rua vers Horza.

À présent, des hurlements s’élevaient de toutes parts. De toutes petites voix babillaient aux oreilles de Horza, qui n’entendait plus que ce grondement de tonnerre derrière lui. Sous ses pieds le pont se soulevait et vibrait, comme s’il ne se trouvait pas à bord d’un gigantesque navire mais dans un immeuble ébranlé par un tremblement de terre. Les plaques recouvrant les parois du couloir se détachaient à leur tour ; le sol se surélevait par endroits. De nouveaux panneaux éclatèrent au plafond avant de tomber en pluie. Et cette force insidieuse qui ne cessait de le tirer vers l’arrière, de ralentir son allure comme s’il évoluait dans un rêve… Enfin il déboucha à l’air libre et entendit Lamm arriver non loin derrière lui.

— Kraiklyn, crétin de salaud de fils de pute ! s’époumonait ce dernier.

Les voix lui carillonnaient aux oreilles. Son cœur battait à grands coups. Il mettait toutes ses forces dans chacune de ses enjambées, mais le grondement se rapprochait sans cesse, toujours plus présent. Il repassa devant les salons où voletaient les pans de tissu précieux ; le plafond des appartements commençait à céder, le pont s’inclinait. L’holosphère roulait de-ci, de-là et rebondissait par les fenêtres qui s’effondraient à leur tour. À côté de Horza, une écoutille explosa sous la poussée de l’air pressurisé qui s’échappait et des débris violemment projetés. Sans cesser de courir, il se protégea comme il put mais sentit des échardes se planter dans sa combinaison. Les soubresauts du pont le faisaient déraper. Il entendait les pas de Lamm marteler le sol derrière lui. L’homme continuait de clamer par l’intercom des insultes destinées à Kraiklyn.

Et toujours derrière lui ce vrombissement de cataracte ou d’avalanche de rochers, cette explosion continue, cette éruption volcanique… Il avait mal aux oreilles, la tête lui tournait, il se sentait étourdi par le vacarme insoutenable. Un alignement de fenêtres percées dans la paroi qui lui faisait face vira au blanc, puis explosa dans sa direction ; une volée de particules solides atteignit sa combinaison par petits nuages successifs. Il rentra la tête dans les épaules et fonça vers la porte. Lamm hurlait toujours à pleins poumons :

— Salaud ! Salaud ! Salaud !

— … s’arrête pas !

— … par ici !

— La ferme, Lamm !

— Horzaaaa… !

Un tumulte incessant de voix. Il y avait à présent un tapis sous ses pieds ; il se trouvait dans un couloir spacieux. Des portes battaient, les lustres du plafond frémissaient. Soudain, une trombe d’eau se déversa dans le couloir, à vingt mètres devant lui et, l’espace d’une seconde, il se crut parvenu au niveau de la mer ; mais il savait bien que c’était impossible. En dépassant l’endroit d’où avait surgi la vague, il la vit et l’entendit bouillonner, gargouiller au fond d’une cage d’escalier en colimaçon ; d’autre part, seuls quelques filets d’eau dégouttaient du plafond. L’attraction créée par la lente décélération du navire semblait maintenant moindre, mais le fracas continuait de résonner autour de lui. Il sentait faiblir ses forces et courait, hébété, en s’efforçant de garder son équilibre tandis que le couloir tressautait et se déformait de toutes parts. Un courant d’air venait maintenant à sa rencontre ; des bouts de papier et de plastique voletaient çà et là comme des oiseaux bariolés.

— … salaud, salaud, salaud…

— Lamm…

Devant lui il voyait la lumière du jour par les larges baies vitrées d’une véranda. Il franchit d’un bond une rangée de plantes en pot et atterrit au beau milieu d’un groupe de sièges pliants disposés autour d’une petite table, qu’il brisa en mille morceaux.

— … salaud de crétin de…

— Lamm, ferme-la ! (C’était la voix de Kraiklyn.) On n’entend pas…

Les baies vitrées devinrent toutes blanches, se craquelèrent comme des pans de glace et explosèrent vers l’extérieur. Horza plongea par l’ouverture ainsi pratiquée et se retrouva sur le pont, de l’autre côté, parmi les gravats épars. Derrière lui, le haut et le bas des baies en miettes commencèrent à se rapprocher lentement, telle une gigantesque bouche.

— Espèce de salaud ! Espèce d’enc…

— On change de canal, bordel ! On passe sur…

Horza glissa sur un tesson de verre et faillit tomber.

Seule la voix de Lamm résonnait à présent dans son casque, lui emplissant les oreilles de jurons dont la plupart se perdaient dans le vacarme du naufrage qui n’en finissait pas de rugir dans son dos. Horza jeta un regard en arrière l’espace d’une fraction de seconde, juste le temps de voir Lamm se jeter entre les mâchoires qui se refermaient ; il déboula sur le pont en virevoltant, tomba, se releva sans lâcher son arme. Horza avait déjà détourné les yeux. Ce fut à ce moment-là seulement qu’il se rendit compte que son arme à lui n’était plus là ; il avait dû la laisser tomber, mais il ne savait plus ni où ni quand.

Le Métamorphe ralentit l’allure. Il avait beau être en pleine forme physique, la gravité artificielle de Vavatch et sa combinaison mal adaptée le handicapaient sérieusement.

Sans cesser de courir, en proie à une espèce de transe, inspirant et expirant la bouche grande ouverte, il s’efforça d’imaginer la distance qui les séparait de la proue au moment où ils avaient fait demi-tour, et le laps de temps pendant lequel la masse colossale du navire serait susceptible de comprimer sa partie avant tandis que ses milliards de tonnes s’enfonçaient comme un bélier dans ce qui devait être – s’il emplissait réellement la totalité du nuage – un formidable iceberg tabulaire.

Horza percevait comme dans un rêve la présence du navire alentour, tout environné de nuages et de brume mais illuminé d’en haut par une nappe de soleil dorée. Les tours et les spires ne semblaient pas affectées par la catastrophe : l’ensemble de la structure titanesque continuait de glisser vers le mur de glace, poussé par l’inertie de sa propre masse. Horza croisa des terrains de jeux, des tentes argentées gonflées par le vent, puis un tas d’instruments de musique. Devant lui se dressait une gigantesque paroi où s’étageaient d’autres ponts, et au-dessus de sa tête oscillaient dangereusement des passerelles dont les étais, qui plongeaient vers l’avant du navire, hors de la vue du Métamorphe, se rapprochaient progressivement de la vague de destruction qui les avalait au fur et à mesure. Sous ses yeux, sur un côté, il vit le sol s’enfoncer brusquement dans un néant brumeux. Le plancher se mit à s’élever doucement sous ses pieds, sur une quinzaine de mètres ; il dut gravir tant bien que mal une pente de plus en plus raide. Sur sa gauche, un pont suspendu s’écroula et ses câbles de soutien s’envolèrent ; il fut englouti par la brume dorée, et le bruit de sa chute se perdit dans le fracas assourdissant. Horza se sentit glisser sur le pont à présent incliné. Il perdit l’équilibre, se reçut lourdement sur le dos et se retourna pour regarder en arrière.

Le Mégavaisseau se jetait contre une muraille de pure blancheur plus haute que la plus haute de ses spires, et s’anéantissait dans un bouillonnement de débris et de glace. On aurait dit la plus imposante vague de tout l’univers, moulée et sculptée dans un tas de ferraille jetée au rebut. Et sur le devant, sur les côtés, sur le dessus et dans son corps même, des cascades de glace et de neige scintillantes qui se détachaient de la falaise d’eau gelée pour s’abattre ensuite comme de grands voiles lents. Horza contempla le tout, puis commença à glisser le long de la pente, vers la scène du désastre. À sa gauche, une très haute tour s’effondrait petit à petit, et s’inclinait vers le surgissement de métal comprimé comme un esclave devant son maître. Horza sentit un cri naître dans sa gorge en voyant ces ponts, ces rambardes, ces parois, ces murs et ces encadrements de porte qu’il venait à peine d’emprunter se recroqueviller et se pulvériser tout en se rapprochant sans cesse de lui.

Il roula sur lui-même en écrasant sous son poids des éclats et des tessons mouvants, pour rejoindre le bastingage animé de sursauts ; il agrippa la rambarde, exerça une traction des deux bras, balança ses jambes et sauta.

Il fit un tour complet sur lui-même et se rétablit en tombant lourdement sur le sol métallique incliné du pont étroit situé juste en dessous. Il se releva tant bien que mal, inspira entre ses dents et déglutit, luttant pour retrouver une respiration normale. Là aussi le pont était en train de se soulever, mais le point de rupture se trouvait entre lui et le formidable surgissement de métal grinçant ; il perdit pied et glissa le long de la pente tandis que, derrière lui, le pont saillait brusquement. Le métal se déchirait tout autour de lui, des poutrelles s’abattaient sur le pont supérieur comme des os brisés perçant la peau. Il avait devant lui une volée de marches montant vers le niveau qu’il venait de quitter, mais aboutissant à un endroit dont le sol était encore à l’horizontale. Il y grimpa avec peine, mais juste à ce moment-là ce pont s’inclina à son tour par rapport à la vague de métal broyé tandis que sa partie avant s’élevait et se froissait sous la pression.

Il dévala la pente ; l’eau des bassins ornementaux cascadait tout autour de lui. Il atteignit une nouvelle série de marches, et se hissa vers l’étage au-dessus.

Il se sentait la poitrine et la gorge emplies de charbons ardents, les jambes en plomb fondu, et devait constamment lutter contre l’attraction cauchemardesque qui s’exerçait dans son dos et cherchait à l’entraîner vers le site de la catastrophe. Chancelant, haletant, il parvint enfin en haut de l’escalier, qui débouchait à côté d’une piscine vide entièrement disloquée.

— Horza ! hurla quelqu’un. C’est toi ? Horza ! Ici Mipp ! Lève la tête !

Horza obtempéra et découvrit, perdue dans la brume quelque trente mètres au-dessus de lui, la navette de la TAC. Il voulut agiter le bras et faillit en perdre l’équilibre. L’appareil descendait vers lui à travers le brouillard ; ses portes étaient en train de s’ouvrir. Puis elle s’immobilisa dans les airs juste au-dessus du pont immédiatement supérieur.

— J’ai ouvert les portes ! Monte ! cria Mipp.

Horza essaya de répondre, mais ne réussit qu’à émettre une sorte de chuintement rauque ; il continua d’avancer d’un pas défaillant, avec la sensation que les os de ses jambes s’étaient transformés en gelée. Sa lourde combinaison se cognait partout, ses pieds dérapaient sur le verre brisé jonchant le pont qui résonnait sous ses bottes. Mais il lui restait encore quelques marches pour rejoindre l’étage de la navette.

— Dépêche-toi, Horza ! Je ne peux pas rester là indéfiniment !

Il se jeta dans l’escalier et grimpa en s’aidant de ses mains. L’appareil oscillait, pivotait : tantôt les portes arrière se présentaient devant lui, tantôt elles s’éloignaient. Sous ses pas, l’escalier frémit ; le vacarme s’amplifia, plein de cris et de bruits de chute. Une autre voix lui hurlait aux oreilles, mais il ne distinguait pas les mots. Une fois en haut, il tomba à plat ventre sur le pont et rampa précipitamment vers la passerelle de la navette, qui ne se trouvait plus qu’à quelques mètres de lui. Déjà il distinguait les sièges, les lumières intérieures, et le cadavre de Lénipobra tassé dans un coin.

— Je ne peux plus attendre ! J’ai…, vociféra Mipp par-dessus le hurlement du métal broyé et le concert de voix terrifiées.

La navette commença à s’élever dans les airs. Horza se rua en avant.

Ses mains agrippèrent le rebord de la passerelle juste au moment où l’appareil parvenait au niveau de son torse. Il se sentit soulevé et se retrouva suspendu par les bras, avec sous les yeux le ventre du fuselage.

— Horza ! Horza ! Pardon ! sanglotait Mipp.

— Je suis là ! cria-t-il d’une voix rauque.

— Quoi ?

La navette s’élevait toujours, croisant en chemin des ponts, des tours, et le mince tracé horizontal des monorails. Les doigts gantés de Horza, accrochés au rebord de la passerelle, supportaient tout son poids ; ses bras lui faisaient atrocement mal.

— Je suis suspendu à la passerelle !

— Espèce de salauds ! cria une autre voix.

C’était Lamm. La passerelle commença à se refermer, avec une secousse qui faillit forcer Horza à lâcher prise. Ils étaient alors à cinquante mètres de hauteur et continuaient de monter. Il vit la partie supérieure de la porte descendre en direction de ses doigts.

— Mipp ! Ne ferme pas la porte ! Laisse la passerelle dans cette position, je vais essayer d’entrer.

— O.K., répondit promptement ce dernier.

La passerelle cessa de se rabattre vers le fuselage et s’immobilisa en formant un angle de vingt degrés par rapport à celui-ci. Horza entreprit de se balancer latéralement. Soixante-dix, quatre-vingts mètres maintenant ; ils tournaient le dos à la vague de destruction et s’en éloignaient lentement.

— Salaud de moricaud ! Reviens ! hurla Lamm.

— Je ne peux pas, Lamm ! cria Mipp. Je ne peux pas ! Tu es trop près !

— Ordure ! éructa Lamm.

Des éclats lumineux se mirent à palpiter autour de Horza. Le dessous de la navette s’enflamma en dix endroits à la fois sous l’impact des tirs de laser. Quelque chose heurta violemment le pied gauche du Métamorphe au niveau de la semelle et il sentit dans sa jambe droite un tressautement accompagné d’une vive douleur.

Mipp poussait des hurlements incohérents. La navette gagna de la vitesse en revenant survoler le Mégavaisseau pour le retraverser en diagonale. L’air circulait furieusement autour de Horza et détachait progressivement ses doigts du rebord.

— Mipp ! Ralentis !

— Salaud ! hurla à nouveau Lamm.

La brume s’embrasa : un éventail de rayons s’y épanouit durant une fraction de seconde, puis le tir-laser changea de direction et la navette s’entoura encore une fois d’une gerbe d’étincelles tandis que cinq ou six explosions mineures survenaient à l’avant, au niveau du nez de l’appareil. Mipp poussa un ululement. Leur vitesse s’accrut. Horza s’efforçait toujours de lancer une jambe par-dessus le plan incliné de la passerelle, mais ses doigts contractés dans ses gants glissaient sur sa surface rugueuse à mesure que son corps était entraîné par le courant d’air vers l’arrière de l’appareil en pleine accélération.

Lamm émit un nouveau hurlement – un son aigu, gargouillant, qui vrilla le crâne de Horza comme une décharge d’électricité ; le cri s’interrompit abruptement et fut brièvement remplacé par une série de craquements secs.

La navette survolait rapidement la surface du Mégavaisseau de plus en plus comprimé, à une centaine de mètres d’altitude. Horza sentait ses forces l’abandonner. Il contempla par sa visière l’intérieur de l’appareil, distant de quelques mètres à peine, mais dont il s’éloignait millimètre par millimètre.

Un éclair illumina l’habitacle, qui s’emplit ensuite d’une violente clarté blanche, aveuglante, insoutenable. Horza ferma instinctivement les yeux et un flamboiement jaune traversa ses paupières. Les haut-parleurs de son casque émirent subitement un son perçant, inhumain, tel un hennissement de machine, qui cessa d’un seul coup. La lumière décrut progressivement. Le Métamorphe rouvrit les yeux.

L’intérieur de la navette était toujours brillamment éclairé, mais en plus incandescent. Mus par les tourbillons qui s’engouffraient par la porte arrière, des lambeaux de fumée s’échappaient des sièges grillés, des ceintures et des filets de sécurité calcinés, et de la peau desséchée et noirâtre du visage exposé de Lénipobra. La paroi du fond semblait incrustée d’ombres carbonisées.

Un par un, les doigts de Horza se détachaient.

Mon Dieu, songea-t-il en contemplant les brûlures et les volutes de fumée, ce dément avait bien une bombe atomique sur lui, en fin de compte. Alors vint l’onde de choc.

Elle le projeta par-dessus la passerelle et le précipita à l’intérieur de la navette juste avant de heurter cette dernière, qui se cabra et bondit dans le ciel comme un petit oiseau pris dans la tourmente. Horza fut ballotté dans l’habitacle et chercha frénétiquement quelque chose à quoi à se raccrocher afin de ne pas repasser de l’autre côté de l’ouverture ; sa main trouva une sangle et, malgré son épuisement, il l’empoigna avec l’énergie du désespoir.

Au-delà des portes, dans la brume, une gigantesque boule de feu s’élevait lentement dans le ciel en roulant sur elle-même. Un son comparable au pire roulement de tonnerre qu’il eût jamais entendu emplissait de sa vibration l’intérieur brûlant et flou du véhicule en fuite. La navette gîta et Horza bascula contre une rangée de sièges. Une grande tour passa à toute allure de l’autre côté de la porte arrière toujours béante, masquant la boule de feu tandis que l’appareil continuait de virer de bord. Les deux mâchoires de la porte firent mine de se clore, puis s’arrêtèrent, bloquées à mi-parcours.

Dans sa combinaison, Horza sentait son poids et sa température augmenter ; la chaleur dégagée par la bombe traversait les surfaces exposées à l’explosion initiale. Sa jambe droite lui faisait très mal quelque part au-dessous du genou. Il flairait une odeur de brûlé.

La navette retrouva son équilibre et sa trajectoire rectiligne. Horza se releva et se dirigea en boitant vers la porte pratiquée dans la paroi avant, où le contour des sièges et du corps effondré de Lénipobra – à présent plaqué, bras et jambes écartés, près de la porte arrière – s’était inscrit en noir comme un jeu d’ombres figées, sur la surface beige du mur. Il franchit le seuil.

Écroulé sur les commandes, Mipp occupait le siège du pilote. Les écrans de contrôle étaient vides, mais l’épaisse vitre polarisée de l’appareil laissait entrevoir des nuages, de la brume, quelques tours qui filaient sous la navette et, plus bas, un océan désert lui aussi recouvert de nuages.

— Je te… croyais… mort, fit Mipp d’une voix pâteuse en se tournant à demi vers Horza.

Ainsi tassé dans son siège, le dos voûté, les paupières tombantes, il paraissait touché. La sueur luisait sur son front au teint sombre. Une fumée à la fois âcre et douceâtre planait dans la cabine de pilotage.

Horza ôta son casque et se laissa tomber dans l’autre siège. Puis il examina sa jambe droite. Il y avait un petit trou d’un centimètre de diamètre, bien net et bordé de noir dans le mollet de sa combinaison, ainsi qu’un autre, plus gros et plus irrégulier, sur le côté. Il plia la jambe et grimaça ; ce n’était qu’une brûlure superficielle, déjà cautérisée. On ne voyait pas de sang.

Il leva les yeux sur Mipp.

— Et toi, ça va ? demanda-t-il tout en connaissant d’avance la réponse.

— Non, répondit doucement l’autre en secouant la tête. Ce fou furieux m’a eu à la jambe, et quelque part dans le dos.

Horza scruta l’arrière de la combinaison de Mipp, là où elle s’appuyait au dossier, et aperçut dans la partie horizontale du siège une perforation qui se prolongeait par une longue et sombre éraflure sur la surface de la combinaison. Horza reporta son attention sur le plancher de la cabine.

— Merde ! Ce truc est plein de trous.

Le sol était criblé de cratères, dont deux juste au-dessous du siège de Mipp ; la traînée noirâtre avait été provoquée par un tir-laser, dont un autre avait dû toucher Mipp.

— J’ai l’impression que ce salaud m’a tiré en plein dans le cul, Horza, déclara Mipp en s’efforçant de sourire. Alors comme ça c’était bien vrai, cette histoire de bombe atomique, hein ? C’est elle qui a explosé. Ça m’a neutralisé tous mes instruments électroniques. Seuls les contrôles optiques fonctionnent encore. Foutue navette, inutilisable…

— Mipp, laisse-moi prendre les commandes.

Ils étaient maintenant perdus dans les nuages ; l’écran cristallin ne laissait filtrer qu’une vague lueur cuivrée. Mipp secoua la tête.

— Impossible. Tu ne sauras pas la piloter… dans l’état où elle est.

— Écoute, il faut qu’on y retourne. Les autres ont peut-être pu…

— Impossible. Ils seront tous morts, fit Mipp en serrant encore plus fort les manettes, les yeux rivés à l’écran. Bon Dieu, elle m’échappe. (Il examina tour à tour tous les moniteurs et secoua tristement la tête.) Je le sens.

— Ah, merde ! s’écria Horza, impuissant. Et les radiations ? ajouta-t-il subitement.

Il était bien connu qu’avec une combinaison correctement conçue, quand on survivait à l’explosion proprement dite ainsi qu’à l’onde de choc, on résistait également aux radiations. Mais Horza n’était pas si sûr que sa combinaison réponde à cette définition. Il lui manquait bon nombre d’instruments, et notamment un indicateur de radiations, ce qui, en soi, était mauvais signe. Mipp scruta un petit cadran sur le tableau de bord.

— Les radiations…, fit-il en secouant à nouveau la tête. Non, rien de grave de ce côté-là. Faible taux de neutrons… (Il grimaça de douleur.) Plutôt propre, comme bombe. Sûrement pas ce qu’escomptait ce salaud. Il devrait la ramener au magasin…

Mipp eut un petit rire étranglé, désespéré.

— Il faut y retourner, insista Horza.

Il s’efforça de se représenter Yalson fuyant la zone d’écrasement en bénéficiant d’une meilleure avance que Lamm et lui. Il voulait se convaincre qu’elle avait réussi, qu’elle s’était trouvée assez loin de la bombe au moment de l’explosion, et que le navire finirait par s’immobiliser une fois que le glacier de métal aurait progressivement ralenti pour enfin se figer. Mais comment s’échapperaient-ils du Mégavaisseau, elle et les autres, en admettant qu’ils aient survécu ? Il essaya le communicateur de la navette, mais le trouva aussi mort que celui de sa combinaison.

— Tu ne réussiras pas à les faire sortir de là, fit Mipp. On ne se relève pas d’entre les morts. Je les ai entendus ; la communication a été coupée au moment où je leur disais…

— Mipp, ils ont changé de canal, c’est tout. Tu n’as donc pas entendu Kraiklyn ? Ils sont passés sur une autre fréquence parce que Lamm gueulait sans arrêt.

Recroquevillé dans son siège, Mipp fit non de la tête.

— Je n’ai rien entendu de tel, déclara-t-il au bout d’un temps. Ce n’est pas ce que j’ai compris, moi. J’essayais de leur parler de la glace…, de leur décrire sa taille, sa hauteur. Non, Horza ; crois-moi, ils sont morts.

— Ils se trouvaient à bonne distance de nous, Mipp, répliqua posément Horza. Au moins un kilomètre. Ils en ont probablement réchappé, au contraire. S’ils étaient à l’abri, s’ils se sont mis à courir en même temps que nous… Ils étaient plus loin vers l’arrière. Ils sont sans doute vivants, Mipp. Il faut retourner les chercher.

— On ne peut pas faire ça. Je suis sûr qu’ils sont morts. Même Neisin. Il est allé faire un tour… après votre départ. J’ai dû décoller sans lui. Pas pu le prendre à bord. Non, ils sont morts, tous.

— Mipp, reprit le Métamorphe. Ce n’était pas une bombe atomique de forte puissance.

L’autre rit, puis poussa un gémissement.

— Et alors ? Tu n’as pas vu cet iceberg, Horza. Il était…

À ce moment-là la navette piqua du nez. Le Métamorphe se retourna rapidement vers l’écran, mais on y distinguait seulement le rougeoiement du nuage qu’ils traversaient de part en part.

— Oh, mon Dieu ! murmura Mipp. On est fichus.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Mais rien ne va, répondit l’autre avec un haussement d’épaules qui lui arracha une grimace. Je crois qu’on tombe, mais comme je n’ai plus ni altimètre, ni indicateur de vitesse, ni communicateur, ni instruments de navigation, rien… Si on est secoués, c’est à cause des trous dans la coque et des portes ouvertes.

— On perd de l’altitude ? fit Horza en le regardant.

— Oui. Tu veux commencer à lâcher du lest ? Eh bien vas-y. Jette tout ce que tu veux par-dessus bord. Ça nous fera toujours regagner un peu d’altitude.

La navette plongea à nouveau.

— Tu parles sérieusement ? demanda Horza en faisant mine de se lever.

L’autre opina.

— On tombe. Oui, je suis sérieux. Nom de nom, même si on rebroussait chemin on ne pourrait plus franchir le Mur-Limite, même si l’un de nous, ou les deux…

La voix de Mipp s’éteignit. Horza réussit à s’extraire de son siège et à repasser la porte.

L’habitacle passagers n’était que fumée, brume et vacarme. La même lueur diffuse pénétrait toujours par les portes arrière. Horza tenta d’arracher les sièges à la paroi, mais en vain. Il contempla alors le corps brisé et le visage noirci de Lénipobra. La navette piqua à nouveau du nez. L’espace d’une seconde, Horza sentit son poids décroître à l’intérieur de sa combinaison. Il attrapa le jeune défunt par le bras et le traîna jusqu’à la passerelle. Puis il le poussa par-dessus bord et, telle une coque vide, le cadavre s’enfonça dans la brume où il disparut bientôt. La navette gîta d’un côté, puis de l’autre, et faillit déséquilibrer Horza.

Il trouva quelques objets épars à jeter : un casque de combinaison surnuméraire, une cordelette, un harnais anti-g, un lourd trépied de mitraillette. Puis il mit la main sur un petit extincteur. Il regarda autour de lui mais ne vit aucune flamme ; d’autre part, la fumée ne s’épaississait pas. Il s’en empara et regagna la cabine de pilotage. Là aussi, la fumée semblait se dissiper.

— Comment on s’en sort ? s’enquit-il.

— Je ne sais pas. (Il désigna l’autre siège.) On peut le débloquer. Balance-le aussi.

Horza trouva les loquets qui le maintenaient fixé au sol, les défit et traîna le siège jusqu’à la passerelle ; là, il le jeta, ainsi que l’extincteur.

— Il y a un système de verrouillage sur les parois côté cabine, lança Mipp. (Un grognement de douleur, puis :) Il sert à détacher les sièges.

Horza localisa les attaches en question et poussa sur leurs rails muraux la première puis la seconde rangée de sièges, avec leurs sangles et leurs filets de sécurité, jusqu’à ce qu’elles s’engagent dans l’ouverture, rebondissent sur l’extrémité de la passerelle puis disparaissent en tournoyant dans la brume lumineuse. Il sentit la navette tanguer à nouveau.

La porte séparant le compartiment passagers de la cabine de pilotage se referma brusquement. Il voulut l’ouvrir : elle était verrouillée de l’autre côté.

— Mipp ! hurla-t-il.

— Désolé, Horza, fit la voix assourdie de ce dernier, de l’autre côté de la porte. Je ne peux pas revenir en arrière. Kraiklyn me tuerait, s’il n’est pas déjà mort. Je ne les ai pas trouvés. Crois-moi. C’est par le plus grand des hasards que je t’ai repéré, toi.

— Mipp, ne fais pas de bêtises. Rouvre cette porte.

Horza se mit à la secouer ; elle n’était pas très résistante. Si cela s’avérait nécessaire, il pourrait la défoncer.

— Je ne peux pas, Horza… Et n’essaie pas d’ouvrir de force, sinon je fonce vers le bas. De toute manière, on ne peut pas être bien loin au-dessus de la mer… Et j’ai déjà assez de mal à nous maintenir en l’air… Si tu veux, essaie de fermer manuellement les portes arrière. Il devrait y avoir un panneau de contrôle quelque part dans le mur du fond.

— Mipp, pour l’amour du ciel, mais où veux-tu aller ? De toute façon ils vont tout faire sauter dans quelques jours ! On ne peut pas voler éternellement.

— Oh, on s’écrasera avant ça, fit la voix lasse de Mipp de l’autre côté de la paroi. Bien avant qu’ils ne fassent sauter l’Orbitale, Horza, ne t’en fais pas pour ça. Cet engin est en train de rendre l’âme.

— Mais où veux-tu donc aller ? insista le Métamorphe.

— Je ne sais pas très bien. Sur la face opposée, peut-être… vers Évanauth… pourquoi pas ? En tout cas, loin d’ici. Je…

Il y eut un choc sourd, comme si quelque chose venait de tomber par terre, et Mipp poussa un juron. La navette frémit et donna brièvement de la bande.

— Qu’est-ce que c’était ? interrogea anxieusement Horza.

— Rien, j’ai fait tomber le médikit, c’est tout.

— Merde, souffla Horza avant de s’asseoir, le dos à la paroi.

— Ne t’inquiète pas, je vais faire ce que je peux.

— Mais oui, Mipp.

Il se releva sans prêter attention aux douleurs que l’épuisement faisait naître dans ses jambes ni aux élancements qui lui traversaient le mollet droit, et partit vers l’arrière de l’appareil. Il trouva le panneau de contrôle et l’ouvrit tant bien que mal. Il ne contenait qu’un extincteur supplémentaire, que Horza jeta illico par-dessus bord. Le panneau situé dans la paroi opposée s’ouvrait sur une manivelle. Il en actionna la poignée, et les portes se refermèrent lentement avant de se bloquer à nouveau. Il força sur le levier jusqu’à ce qu’il casse ; alors il jura et le jeta au-dehors.

Juste à ce moment-là, la navette émergea de la brume. Horza regarda vers le bas et aperçut la surface inégale d’une mer grise où roulaient et se brisaient des vagues pesantes. La masse de brume s’étendait maintenant derrière eux, rideau neutre et gris sous lequel disparaissait la mer. Les rayons du soleil frappaient de biais les couches successives, et le ciel était empli de nuages flous.

Horza regarda la poignée cassée tomber en tourbillonnant vers la mer, de plus en plus petite ; elle y dessina une petite marque blanche, puis disparut. Il calcula qu’ils devaient se trouver à une centaine de mètres au-dessus de l’eau. La navette s’inclina, et il dut agripper le montant de la porte ; puis l’appareil vira et se mit à filer parallèlement à la masse nuageuse.

Horza se rapprocha de la paroi et martela la porte.

— Mipp ? Je n’arrive pas à fermer complètement les portes.

— Ça ne fait rien, répondit faiblement l’autre.

— Mipp, ouvre cette porte. C’est de la folie.

— Laisse-moi tranquille, Horza. Fiche-moi la paix, tu m’entends ?

— Nom de nom ! pesta Horza.

Chahuté par le courant d’air issu de leur sillage qui venait s’y engouffrer, il retourna se poster devant les portes entrouvertes. D’après l’angle que formait la trajectoire de la navette par rapport au soleil, ils tournaient le dos au Mur-Limite. Derrière eux, il n’y avait plus que la mer et les nuages. Pas trace de l’Olmédréca, ni d’aucun autre bâtiment. De chaque côté, l’horizon illusoirement plat s’estompait dans la brume ; l’océan ne donnait aucun signe de concavité. Il paraissait simplement immense. Horza tenta de passer la tête par l’ouverture en regardant vers l’avant, histoire de voir où ils allaient. Mais le vent l’obligea à reculer avant qu’il ait pu se rendre compte de quoi que ce soit ; en outre, l’appareil fit une nouvelle embardée. Néanmoins, il eut vaguement l’impression d’avoir entrevu un horizon aussi plat et vide que celui qui s’étendait de part et d’autre de la navette. Il recula dans l’habitacle et essaya son communicateur, mais les haut-parleurs de son casque n’émettaient toujours aucun son. Tous les circuits étaient morts ; l’ensemble avait apparemment été grillé par l’impulsion électromagnétique issue de l’explosion sur le Mégavaisseau.

Horza envisagea un instant d’enlever sa combinaison et de la jeter à son tour par-dessus bord, mais il avait déjà froid et, sans elle, il serait pratiquement nu. Non, il la garderait sur lui jusqu’à ce qu’ils se mettent brusquement à perdre de l’altitude. Il frissonna. Tout son corps lui faisait mal.

Il décida de dormir. Il n’y avait rien qu’il puisse faire pour l’instant, et son organisme avait besoin de repos. Il pensa à amorcer une métamorphose, puis se ravisa. Il ferma les yeux, mais se représenta aussitôt Yalson courant sur le Mégavaisseau ; il préféra les rouvrir. Puis il se persuada qu’elle était saine et sauve, tirée d’affaire une fois pour toutes, et laissa à nouveau ses paupières se fermer.

Peut-être, à son réveil, auraient-ils dépassé les couches de poussière magnétisée de la haute atmosphère, ou bien se trouveraient-ils dans une zone tropicale, voire simplement tempérée, et non plus dans la région arctique. La seule différence serait qu’ils s’engloutiraient dans une mer tiède au lieu d’une eau glaciale. Il n’arrivait pas à croire que Mipp ou la navette tiendraient le coup assez longtemps pour atteindre l’autre face de l’Orbitale.

… En admettant que celle-ci fasse trente mille kilomètres de large, et que la navette se déplace à trois cents à l’heure environ…

La tête farcie de chiffres en perpétuelle évolution, Horza se laissa glisser dans le sommeil. Sa dernière pensée cohérente fut pour se dire qu’ils n’avançaient vraiment pas assez vite, sans doute parce que c’était impossible. Ils seraient toujours au-dessus de la Mer Circulaire, volant en direction de la terre, lorsque la Culture ferait sauter l’Orbitale tout entière et que cette dernière se transformerait en halo de lumière et de poussière sur quatorze millions de kilomètres…

 

Lorsque Horza se réveilla, il était en train de rouler sur lui-même à l’intérieur de l’habitacle. Pendant ses premières secondes de lucidité, il crut qu’il était passé par la porte arrière et tombait dans le vide ; puis il reprit possession de ses moyens et se retrouva étendu de tout son long sur le sol de la navette, avec sous les yeux un pan de ciel bleu qui s’inclinait au rythme du tangage de l’appareil. Celui-ci semblait avancer plus lentement que dans son souvenir. De l’autre côté des portes, Horza ne vit rien d’autre que le ciel, la mer bleutée et quelques nuages gonflés ; il passa la tête par l’ouverture.

Le vent changeant était tiède, et du côté où gîtait la navette se trouvait une petite île. Il la regarda stupéfait. Minuscule, elle s’entourait d’atolls encore plus modestes ainsi que de récifs qui transparaissaient, vert pâle, dans l’eau peu profonde ; une unique montagne peu élevée surgissait des cercles concentriques que formait la végétation luxuriante et le sable jaune vif.

La navette piqua du nez, puis se redressa et descendit tout droit vers l’île. Horza rentra la tête pour soulager les muscles de son cou et de ses épaules, épuisés par la lutte contre le vent. L’appareil ralentit encore, puis poursuivit sa descente. Le fuselage tout entier vibrait. Horza vit un tourbillon d’eau vert-jaune naître dans la mer au-dessous d’eux, ressortit la tête par l’ouverture et découvrit l’île devant lui, à une cinquantaine de mètres en contrebas. De petites silhouettes humaines couraient sur la plage tandis que la navette approchait. Un groupe d’individus traversait la bande de sable en direction de la jungle, portant une espèce de grosse pyramide de sable doré sur une litière ou une civière supportée par des perches.

Horza regarda la scène défiler sous ses pieds. On voyait sur la plage de petits feux de camp ainsi que de longs canoës. À une extrémité, là où les arbres rejoignaient l’eau, était stationnée une navette trapue au nez aplati, à peu près deux fois plus grosse que celle de la TAC, qui survola l’île en traversant des colonnes de fumée d’un gris indistinct.

La plage était à présent quasi déserte ; les rares individus restés sur place, qui semblaient fluets et pratiquement nus, coururent se mettre à l’abri des arbres comme s’ils avaient peur que la navette leur passe au-dessus de la tête. Une silhouette gisait à terre non loin du module. Horza entrevit un humain plus vêtu que les autres qui, au lieu de fuir, montrait du doigt la navette en vol. Il tenait quelque chose à la main. Puis la cime de la montagne s’encadra dans la porte arrière entrouverte et lui boucha la vue. Il entendit une série de détonations sèches qu’il identifia comme étant dues à autant d’explosions bénignes mais sonores.

— Mipp ! appela-t-il en revenant vers la porte close.

— Tout est fini pour nous, Horza, fit la faible voix de son compagnon, où perçait une sorte de jovialité désespérée. Même les indigènes sont hostiles !

— Ils ont surtout l’air effrayés.

L’île disparaissait derrière eux. La navette ne faisait pas mine de rebrousser chemin, et Horza la sentit accélérer.

— J’en ai vu un brandir une arme, fit Mipp, qui toussa puis gémit.

— Tu as vu cette navette ?

— Ouais, j’ai vu.

— Je crois qu’on devrait faire demi-tour, Mipp.

— Non, non, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Cet endroit ne me plaît guère.

— Mipp, au moins c’est la terre ferme. Qu’est-ce que tu veux de plus ?

Horza regarda par la porte ; l’île se trouvait déjà à un bon kilomètre en arrière, et la navette ne cessait de prendre de la vitesse en même temps que de l’altitude.

— Il faut continuer, Horza. Rejoindre la côte.

— Mais enfin, Mipp ! On n’y arrivera jamais ! On en a pour quatre jours au moins, et je te rappelle que la Culture va tout faire sauter dans trois jours !

Silence de l’autre côté de la porte. Horza la secoua ; légère, elle avait beaucoup souffert.

— Ne fais pas ça, Horza ! hurla Mipp d’une voix que le Métamorphe reconnut à peine tant elle était à la fois rauque et perçante. Arrête ! Tu vas nous tuer tous les deux, je t’assure !

L’appareil s’inclina subitement, pointant le nez vers le ciel et ses portes arrière vers la mer. Horza glissa, ses pieds dérapèrent. Il enfonça ses doigts gantés dans les rainures murales destinées à accueillir les sièges de l’habitacle et resta suspendu là tandis que la navette, toujours en pleine ascension, commençait à perdre de la vitesse.

— Ça va, Mipp ! lança-t-il. J’ai compris !

Le véhicule se redressa et roula sur le côté, projetant Horza contre la paroi avant. Puis il cessa de piquer du nez, et le Métamorphe se sentit tout à coup plus pesant. La mer défilait à toute allure au-dessous d’eux, à une cinquantaine de mètres seulement.

— Je te demande seulement de me ficher la paix, Horza.

— Entendu, Mipp. C’est d’accord.

La navette s’éleva, prit de la vitesse et de la hauteur. Horza se détacha de la paroi de la cabine et repartit vers l’arrière.

Puis il secoua la tête et alla se tenir devant la porte ouverte, contemplant derrière eux l’île et ses hauts-fonds verdâtres, sa roche grise, ses frondaisons bleu-vert et son ruban de sable jaune. L’ensemble décroissait rapidement ; l’encadrement de la porte laissait voir une quantité grandissante d’eau et de ciel à mesure que l’île se perdait dans la brume lointaine.

Il se demanda quoi faire, et en conclut qu’il ne lui restait qu’une seule solution. Sur cette île se trouvait une navette ; elle ne pouvait pas être beaucoup plus endommagée que la leur. Pour l’heure, il n’y avait pratiquement aucune chance qu’on vienne les secourir. Toujours agrippé au rebord de la porte arrière, tout environné de courants d’air, il se retourna vers la porte fragile qui le séparait de la cabine et de Mipp.

Fallait-il foncer directement, ou tenter d’abord de raisonner Mipp ? Comme il réfléchissait à la question, la navette fut prise de soubresauts, puis tomba comme une pierre vers la mer.

Une forme de guerre
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